Au tribunal de Créteil, le dépôt de la honte LE MONDE | 18.11.08 | 12h32 • Mis à jour le 18.11.08 | 14h18 Réagir Classer E-mail Imprimer Partager Partager: Une situation "alarmante". Un rapport confidentiel dénonce le délabrement du dépôt du tribunal de grande instance de Créteil. Dans ce lieu, situé au sous-sol du palais de justice, sont retenues, jusqu'à vingt heures d'affilée, des personnes qui doivent comparaître devant un magistrat à l'issue de leur garde à vue ou qui ont été extraites de leur prison pour être jugées ou auditionnées par un juge. Rédigé par six magistrats, en vertu de leurs pouvoirs de défense des libertés individuelles, le document de 20 pages a été réalisé à l'issue d'une visite sur place, le 27 octobre. Il a été adressé, le 14 novembre, à la hiérarchie judiciaire, aux syndicats professionnels et au contrôleur général des lieux privatifs de liberté. En savoir plus avant les autres, Le Monde.fr vous fait gagner du temps. Abonnez-vous au Monde.fr : 6€ par mois + 30 jours offerts SUR LE MÊME SUJET Portfolio Un dépôt dans un état de délabrement alarmant Comprenant une dizaine de photos, le rapport, que Le Monde s'est procuré, décrit très précisément l'état du dépôt, surveillé par des policiers mais qui relève du ministère de la justice : "Les conditions de maintien des personnes retenues dans le dépôt du tribunal de grande instance de Créteil ne sont pas conformes aux règles minimales de salubrité et d'hygiène. L'état de dégradation des locaux est général et caractérise tous les équipements – les cellules comme les espaces de circulation", écrivent les magistrats, travaillant dans les différents services du tribunal (parquet, juge d'instruction, juge des enfants, etc.). Ils soulignent que cet état de fait est "permanent" et "s'inscrit dans la durée". Le nombre de personnes transitant par ce dépôt ne cesse d'augmenter : selon le rapport, 6 761 personnes y ont été retenues en 2006, 7 553 en 2007, et près de 9 000 devraient l'être en 2008, si les tendances enregistrées sur les neuf premiers mois de l'année se confirment. Ces "retenues" interviennent dans deux cas distincts. Soit pour des personnes en détention qui ont été convoquées au tribunal et qui doivent rester sous surveillance dans l'attente de leur audition. Soit pour des personnes ayant terminé leur garde à vue et qui attendent d'être déférées devant un magistrat : dans ce cas, pour les week-ends ou la nuit notamment, le code de procédure pénale prévoit qu'elles peuvent être retenues pendant vingt heures supplémentaires dans un dépôt du tribunal. "ENTASSEMENT DES CORPS" A leur arrivée dans le local, les personnes sont d'abord retenues dans une cellule dite de "pré-fouille". Mesurant 16 mètres carrés, sans sièges ni bancs, elle accueille en moyenne quinze à vingt personnes en même temps, souvent pendant plusieurs heures, dans l'attente que les cellules individuelles se libèrent et avant les opérations de fouille. Mais il ne s'agit que d'une moyenne : le 19 mars, les policiers ont ainsi comptabilisé 27 individus retenus, de 19 heures à minuit, dans cet espace confiné. Un WC est délimité par un petit muret au fond de la pièce, mais les magistrats soulignent qu'il n'offre pas d'isolation réelle. "Les policiers précisent que l'entassement des corps, dans une pièce aux dimensions réduites et dépourvue d'une aération suffisante, génère rapidement une odeur irrespirable." Le dépôt comporte officiellement 28 cellules mesurant entre 7 et 8,5 mètres carrés, soit une surface plus réduite qu'en prison (9mètres carrés). Mais l'état général de dégradation (en partie causé par les retenus) oblige les policiers à maintenir fermées près de la moitié d'entre elles. Le jour de la visite des magistrats, seules 15 étaient utilisables. Ces cellules sont censées accueillir deux personnes en journée et une seule pendant la nuit (hommes, femmes et mineurs séparés). Mais l'afflux d'individus transitant par le dépôt (24 en moyenne par jour en septembre avec un "chiffre record" de 57 sur une journée en 2007) et le nombre insuffisant des cellules conduisent à enfermer plusieurs personnes ensemble. Jusqu'à cinq dans une même cellule, selon le récit donné aux magistrats par les policiers. Les cellules comportent un WC, un point d'eau et un banc en béton. "Elles sont toutes dégradées, sombres, marquées par l'usure et constellées par des inscriptions." Le rapport note qu'aucun dispositif de séparation des toilettes n'a été prévu, ce qui pose des problèmes d'hygiène et d'intimité lorsqu'elles accueillent plusieurs personnes. L'aération est jugée insuffisante. "L'air est confiné et charrie des odeurs nauséabondes." Le jour de la visite, onze cellules étaient privées d'eau courante du fait du mauvais état des canalisations et des robinets. Dans l'une d'entre elles, occupée par une personne, les toilettes étaient cassées et des excréments jonchaient la faïence des WC. Les auteurs du rapport indiquent que cette situation provoque "d'importantes tensions" et contribue à l'énervement des personnes retenues. Bien qu'il existe deux douches, celles-ci ne sont jamais utilisées pour des raisons de "sécurité". Deux couvertures sont fournies à chaque individu. "Les personnes déférées ont droit à deux sandwichs (un le matin, le second dans l'après-midi) préparés par les policiers du dépôt : ce sont des demi-baguettes avec une ou deux parts de fromage La Vache qui rit." Les auteurs du rapport relèvent que les couloirs sont en mauvais état. "Les plafonds sont délabrés, non entretenus. Sous l'effet des dégradations commises (…), des plaques entières du plafond sont détachées, qui pendent au-dessus des têtes." Ils précisent : "L'aération est insuffisante. L'air est vicié et provoque des picotements dans la gorge." DEUX RAPPORTS DE POLICIERS Les magistrats ne sont pas les seuls à avoir alerté leur hiérarchie sur la dégradation du dépôt. Le document révèle que les policiers affectés à la surveillance du dépôt ont rédigé deux rapports en 2008, dont l'un, daté de janvier, fait état de "conditions de détention à la limite du respect des droits de l'homme". "Au regard de ce que nous avons pu constater au cours de notre visite, [les policiers] exercent leurs missions dans des conditions déplorables", écrivent les magistrats, qui notent que les fonctionnaires sont "confrontés quotidiennement à la dégradation des conditions de rétention, aux cris et aux injures". Le rapport indique que les policiers sont en nombre insuffisant (une quinzaine en journée) pour assurer la surveillance et les mouvements de prisonniers dans le tribunal. Les locaux des policiers apparaissent également très dégradés. "Aux situations de violence qui leur sont opposées, à l'insécurité qui en résulte, s'ajoute la vétusté de leurs propres locaux : ils souffrent des mêmes problèmes d'aération qui affectent tout l'espace du dépôt, et les équipements sanitaires qu'ils utilisent sont empreints d'une odeur insoutenable, provenant des écoulements remontant des tuyauteries." Les magistrats notent que les policiers ont dû repeindre eux-mêmes leurs locaux avec de la peinture fournie par le tribunal. "Ce rapport décrit parfaitement la situation qu'on peut retrouver dans d'autres juridictions, comme à Paris ou à Bobigny, réagit Hélène Franco, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature. Les personnes, qui ont déjà subi 48 heures de garde à vue, peuvent ainsi être enfermées 20 heures supplémentaires dans des conditions d'insalubrité, de manque d'intimité et de promiscuité. Et après cette épreuve, elles passent devant un magistrat ou en comparution immédiate : on comprend qu'elles aient parfois les plus grandes difficultés à s'exprimer et à se défendre." Interrogé par Le Monde, le procureur de la République de Créteil, Jean-Jacques Bosc, a reconnu que l'état du dépôt n'était "pas satisfaisant". "Dans le fonctionnement quotidien du dépôt, nous essayons de faire pour le mieux. Nous avons déjà effectué des réfections de cellules et nous avons un plan de restructuration complète." Le président du tribunal, Henri-Charles Egret, reconnaît également que la situation est "difficile". "Un projet de restructuration existe depuis 2004, mais a dû être suspendu. Cela constitue une de nos priorités budgétaires."